Sergueï Skripal est un ancien colonel de l'armée russe jugé
et condamné à 13 ans de prison pour haute trahison par la Russie pour avoir
vendu des renseignements militaires à l'Angleterre. En 2010, il bénéficie d'un
échange de prisonniers qui lui permet de s'installer à Salisbury, à 140 kms au
sud-ouest de Londres. Le dimanche 4 mars, après avoir déjeuné avec sa fille
Ioulia venue de Russie lui rendre visite, il sont tous deux pris de convulsions
et s'effondrent sur un banc, inconscients. Ils sont aujourd'hui hospitalisés
dans un "état critique".
Tout s'emballe dans les jours qui suivent. Thérésa May,
premier ministre britannique affirme devant les parlementaires qu'il est "très
probable que la Russie soit responsable" puis quelques jours plus tard
elle insiste: " Il n'existe d'autre conclusion que celle qui désigne
l'état russe comme coupable de la tentative de meurtre de monsieur Skripal et
de sa fille..."
Le 14 mars, alors que le Conseil de Sécurité se réunit en
urgence à la demande des Britanniques, Nikki Haley, la représentante des
Etats-Unis prend la parole et affirme: " Les Etats-Unis pensent
que la Russie est responsable de l'attaque sur ces deux personnes sur le
territoire du Royaume-Uni en utilisant un agent neurotoxique de qualité
militaire."
Il ne manque que la fiole et c'est un remake parfait de
Colin Powel en 2003 accusant l'Irak de posséder des armes de destruction
massive que personne ne retrouvera jamais.
La France et son jupitérien président Macron leur emboîte le
pas le 16 mars lors de sa conférence de presse avec la chancelière allemande
Angela Merkel: "J'aimerais redire un mot de solidarité à l'égard de
la Grande-Bretagne qui a subi une attaque sur son sol, redire ici que nous
condamnons cette ingérence russe et ce qui s'est passé puisque tout porte à
croire que c'est la Russie qui a conduit cette tentative d'assassinat."
La présomption d'innocence, vous connaissez ?
La présomption d'innocence est un élément fondateur des
démocraties qui veut que tout homme est présumé innocent tant que sa
culpabilité n'a pas été établie après un procès équitable.
Elle est inscrite dans l'article 11 de la déclaration
universelle des droits de l'homme de l'ONU: "Toute personne accusée d'un
acte délictueux est présumée innocente jusqu'à ce que sa culpabilité ait été
légalement établie au cours d'un procès public où toutes les garanties
nécessaires à sa défense lui auront été assurées." (1)
Elle figure également dans la convention européenne des
droits de l'homme à l'article 6: "Toute personne accusée d'une infraction
est présumée innocente jusqu'à ce que sa culpabilité ait été légalement
établie". (2)
En France, outre la mention de la présomption d'innocence
dans la déclaration des droits de l'homme et du citoyen de 1789, le code de
procédure pénal prévoit que "les atteintes à la présomption d'innocence
sont prévenues, réparées et réprimées dans les conditions prévues par la
loi" (3). En 2005, le Conseil d'Etat a rappelé que la présomption
d'innocence est au nombre des libertés fondamentales. (4)
Visiblement, les principes de l'ONU et de la Convention
Européenne des Droits de l'Homme s'appliquent uniquement quand cela les
arrange.
Mais pour mieux comprendre pourquoi l'Angleterre est si
prompte à accuser sans aucune autre preuve qu'un composant chimique qu'elle
prétend avoir découvert sur place, mais qu'elle refuse de transmettre aux
Russes pour qu'ils mènent leur propre enquête, il faut replacer cette affaire
dans le contexte actuel: Brexit, élections russes et Coupe du Monde.
Depuis le Brexit en juin 2016, l'Angleterre traverse l'une
des plus graves crises de son histoire contemporaine. Depuis bientôt deux ans,
les négociations avec l'Union Européenne sont au point mort et personne n'est
capable de mesurer réellement quelles seront les conséquences pour
l'Angleterre, mais également pour l'Europe.
Alors que le Brexit doit entrer en vigueur en mars 2019,
Londres réclame maintenant une période de transition qui s'étalerait jusqu'en
mars 2021...
Ce qui est acté en revanche, c'est que bon nombre de
multinationales installées à Londres sont en train de déménager. Le dernier
départ en date, celui d'Unilever constitue un revers cuisant pour Thérésa May
qui s'efforce d'expliquer avec de plus en plus de difficultés que le
Royaume-Uni reste un pays où les entreprises étrangères investissent malgré le
Brexit.
Sur le plan intérieur, Thérésa May a également été
considérablement affaiblie par son mauvais résultat aux élections législatives
de juin 2017, pourtant censées lui donner une majorité forte afin de négocier
le Brexit, ainsi que par la démission de deux de ses ministres en novembre 2017
dont le ministre de la défense suite à des faits de harcèlement sexuel. (5)
Dimanche 18 mars se dérouleront en Russie les élections
présidentielles qui devraient voir sans surprise une victoire de Vladimir
Poutine pour un 4ème mandat, les derniers sondages le donnant vainqueur avec
environ 70% des intentions de vote.
Les ressorts de la popularité de Vladimir Poutine sont
nombreux, même si la situation économique est difficile en Russie, surtout
depuis les sanctions occidentales et la chute du Rouble. Détesté à l'étranger
par les gouvernements qui ne voient en lui qu'un chef de guerre contrecarrant
leurs projets, notamment en Syrie, Poutine est plébiscité dans son pays car les
Russes voient en lui un véritable chef d'Etat qui aime son pays et défend
d'abord les intérêts de sa nation. Russia First...
Enfin, il y a la coupe du monde de football qui se déroulera
du 14 juin au 15 juillet 2018 en Russie. Pendant un mois, pratiquement tous les
jours, le monde entier aura les yeux tournés vers la Russie avec la ferveur que
seule une Coupe du Monde de football peut déclencher.
Aucune autre manifestation sportive ne suscite autant de
passion et surtout de couverture médiatique. Si la Russie souhaite donner une
autre image que celle qu'on lui donne habituellement, c'est le moment ou
jamais. Les Russes le savent, les Anglais aussi visiblement, eux qui viennent
d'annoncer qu'ils ne participeront pas "normalement" à la Coupe du
Monde en brandissant la punition la plus sévère qu'on pouvait envisager: aucun
membre de la famille royale ne se rendra en Russie dans le cadre de la
compétition.
Quel rapport entre le football et un espion ? Aucun. Il
s'agit juste de salir la Russie, mais point trop n'en faut. Les Anglais
auraient pu boycotter totalement la compétition et ne pas y envoyer leur équipe
nationale, mais il y a fort à parier que la popularité déjà basse de Thérésa
May se serait alors effondrée, notamment dans les couches populaires. On ne va
pas être plus royaliste que la reine.
Pourquoi maintenant ?
Mais la chose la plus troublante et la plus incohérente dans
cette histoire, c'est le timing de cette opération. Skripal vivait en
Angleterre depuis 8 ans. Il n'avait apparemment plus aucune activité
d'espionnage et ne possédait plus aucun renseignement stratégique sur la Russie
qu'il n'avait pas déjà monnayé. Quel intérêt les Russes avaient-ils donc à
l'éliminer ? Et surtout pourquoi l'éliminer quelques jours avant les élections
présidentielles russes, sachant les répercussions qu'auraient un tel évènement.
Dans l'hypothèse où ils auraient voulu l'assassiner, qu'est
ce qui empêchait les Russes d'attendre 15 jours de plus pour éliminer Skripal
alors qu'ils avaient déjà attendu 8 ans ? Cette question, personne ne se la
posera parce que le coupable a déjà été désigné et que le seul et unique
objectif est maintenant d'étayer cette affirmation par tous les moyens.
Il ne s'agit plus de mener une enquête objective et
indépendante, il s'agit juste de redorer le blason de l'Angleterre bien terni
par le Brexit, de jeter le trouble dans l'esprit des Russes juste avant leur
élection présidentielle et de tenter de saborder une coupe du monde, dont
l'organisation a été confiée à la Russie, rappelons-le, au détriment de...
l'Angleterre.
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